Par amour…

Bon,voilà, les hommes c’est presque fini ! Enfin… notre série sur les hommes, je veux dire. Et pour conclure : une histoire d’amour !

Si le métier à tricoter les bas a bien été inventé par William Lee en 1589, il semble que l’histoire d’amour qui en serait à l’origine est très romancée. C’est presque devenu une légende… mais comme j’aime bien les légendes, je la raconte quand même.

Il était une fois, au 16ème siècle en Angleterre, un jeune homme du nom de William Lee. Il était étudiant en théologie à Cambridge et désirait se marier avec une jeune fille pauvre (genre Cendrillon) dont il était éperdument amoureux. Or à l’époque, les mariages d’étudiants n’étaient pas permis et William abandonna ses études pour devenir pasteur. Il gagnait peu d’argent et sa femme était obligée de tricoter des bas pour leur permettre de survivre… Il faut savoir qu’à l’époque, le bas tricoté était un article de luxe réservé à la Cour, contrairement au bas cousu, peu confortable. Les bas étaient très finement tricotés à la main, avec du fil de soie. Voyant la jeune fille former laborieusement des milliers de mailles durant des heures, sans pouvoir lui consacrer la moindre minute, William Lee devint obsédé par l’idée de construire une machine capable de lui faciliter le travail. Le défi fut d’imiter ses doigts mais à une grande vitesse (un bon tricoteur manuel pouvait produire 6 paires de bas par semaine). En 1589, il présenta le premier métier à couler des mailles (« stocking frame knitting machine ») qui fonctionnait grâce à des petits crochets à la place des aiguilles.

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Premier métier à tricoter les bas

 

C’est là que ça se complique et que la réalité vient se mêler à la romance. Il existe différentes versions de l’histoire du métier à tricoter de Lee et le contexte historique n’est pas triste non plus. Je vais tenter de résumer… que les historiens et historiennes soient indulgents.

Tout d’abord, Elisabeth I (1533-1603) refusa d’accorder à William Lee les brevets nécessaires à l’exploitation de ses machines… on trouve à cela plusieurs raisons :  d’abord la reine n’aurait pas souhaité que l’invention soit connue, afin de garder pour les nobles le privilège des bas tricotés. Ensuite elle aurait été fort déçue par les premiers résultats un peu « grossiers » des bas « mécaniques » (en laine) et enfin, elle craignait que cette machine, remplaçant le tricot à la main, »n’enlève le pain de la bouche de ses sujets ». En effet, il y avait en Angleterre de nombreuses guildes de bonnetiers qui faisaient vivre des milliers de tricoteurs et tricoteuses professionnelles et la mécanisation du tricot risquait bien de leur faire perdre leur gagne-pain ! Lee réussit à se mettre tout le monde à dos : le pouvoir, les bonnetiers et les « petites mains ».

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Henri IV et ses bas de soie

Suite à ces difficultés, William Lee et son frère James émigrèrent en France, sans doute au contact de réfugiés protestants français qui avaient fui les guerres de religions. Henri IV (1553-1610) avait réussi à instaurer la paix et le climat était propice aux échanges. De l’autre côté de la Manche, Lee fut donc soutenu par une politique commerciale très ouverte et obtint les licences nécessaires. En 1610, il améliore son modèle et, emmenant ouvriers et métiers à tricoter, il crée la première manufacture de bas à Rouen (l’Angleterre exportait beaucoup de bas vers cette ville). Mais son succès est de courte durée : la même année, Henri IV est assassiné et le climat redevient très hostile sous le règne de Louis XIII et de sa mère Marie de Médicis : nouvelles tensions religieuses, restrictions diverses vis à vis des protestants, émeutes… c’est la crise. Les frères Lee craignent pour la sécurité des ouvriers de leur atelier (et pour leur commerce aussi j’imagine) et James décide de retourner en Angleterre avec hommes et machines. William Lee meurt à Paris vers 1614 malade, misérable et ruiné. Pour le happy end, faudra revenir … (on n’entend plus parler de sa femme, d’ailleurs).

Sous la pressions des bonnetiers, les métiers à tricoter les bas furent bannis de Rouen et on oublia William Lee. Mais l’industrialisation était en route : James Lee et d’anciens assistants de son frère fondèrent plusieurs manufactures à Nottingham et les « faiseurs de bas »sur métier anglais obtinrent petit à petit le droit de former une corporation. L’intérêt pour les machines allait grandissant Outre Manche et on en interdisait même le déplacement et l’exportation pour garder sur place le privilège de faire des bas. Les modèles s’améliorèrent encore et en 1670, on réintroduisit en France la machine à tricoter de Lee (en la « copiant »). De là, elle s’exporta un peu partout en Europe, suscitant soit la crainte, soit l’enthousiasme. En 1693, une corporation de faiseurs de bas au métier à tricoter reçu un statut officiel. Les « bas-détamiers » ou « badestamiers » comme on les appelait alors, défendirent farouchement leurs nouveaux droits face aux puissantes guildes de bonnetiers et finalement, en 1723, les deux corporations furent réunies.

Puis, un jour, les bas ne furent plus produits que sur des métiers mécaniques, la main humaine ne pouvant plus rivaliser devant la finesse et la légèreté des bas mécanisés…

Conclusion: mon intention au départ était de raconter une simple et romantique histoire d’amour, un truc rigolo sur la première machine à tricoter. Puis au fil de mes lectures, j’ai découvert les enjeux politiques (les guerres de religions), commerciaux (la mécanisation qui remplace l’artisanat), sociétaux (les prémisses du capitalisme)qui se cachaient derrière ce petit bout de tricot… que de grandes questions autour d’un bas !

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Armoirie de la Guilde des Bonnetiers Londonienne   ( Worshipful Company of Framework Knitters )

 

Ouf ! nous clôturons ici un chapitre de l’histoire du tricot consacré aux hommes… et comme nous allons sûrement encore découvrir plein de choses passionnantes à ce sujet, nous aurons l’occasion d’y revenir de temps à autre.

En attendant, à suivre sur Mouton Noir: du yarn bombing, du tricot pour garder la forme, des expos… et bientôt une nouvelle « série » !

 

(En allusion au titre de ce billet, Séverine vous recommande l’album de Jeanne Balibar « paramour » ! )

 

Sources :

 

 

 

6 commentaires sur « Par amour… »

  1. Dédicace à Monsieur Pietro, le charmant barman qui accueille nos apéro-mailles et qui, dans une vie parallèle, vend … des machines à tricoter! Je me demande s’il connaît cette histoire… sinon il faudra la lui raconter, n’est-ce pas, Pligou? 😉

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