Tricot sport

Bodys des bébés chics, vareuses de foot, tennis iconique, premiers maillots de bain, … sans oublier la tenue traditionnelle des « fous » et autres bouffons… aucun motif ne semble plus lié au domaine de la santé que la rayure.

Et pourtant l’habit rayé, pendant longtemps, n’a pas été respectable. Structure graphique « impure », qui trouble le regard en confondant deux plans, elle était au Moyen-Age réservée aux groupes sociaux marginaux : prostituées, hérétiques, chevaliers félons, bouffons ou encore bourreaux. Et même si, au fil du temps, une rayure joyeuse, ludique et sportive est apparue, le XXème a continué d’en vêtir ceux qui étaient le moins considérés : personnel de maison, bagnards, prisonniers des camps nazis…

Dans son célèbre ouvrage L’étoffe du diable, Michel Pastoureau parcourt l’histoire sociale de ce motif à la symbolique très forte et contrastée. Je vais tenter une synthèse – pas facile, j’ai envie de tout raconter!- en me concentrant sur trois catégories liées à la santé : la rayure du fou, la rayure hygiénique et la rayure sportive.

Rayer, exclure et punir

Les premières références textuelles et iconographiques à la rayure remontent au XIIIème siècle. La plupart des historiens s’accordent pour dater l’apparition des vêtements rayés de façon très précise en la liant à l' »affaire des Carmélites », the scandale vestimentaire de la fin du XIIIème  (autant vous dire qu’à côté, le burkini fait figure de petit joueur…). Je vous raconte : Saint Louis revient de croisade accompagné de nouveaux copains, des frères de l’ordre de Notre-Dame du Mont-Carmel. Ces braves frères ont pour tradition de porter un manteau rayé, probablement en référence au prophète Elie. Et ce manteau a soulevé un tollé général:  moqueries, insultes, accusations de diableries, exclusions, … en portant « l’étoffe du diable », les frères « barrés » se sont mis à dos toute la société parisienne. Le  scandale les a suivis en province puis s’est transformé en bad buzz international : dans toute l’Europe, des villes ont proclamé des édits interdisant le port du manteau rayé, à tel point que le pape dût s’en mêler.

Pourquoi un tel scandale? Parmi différentes hypothèses explicatives, Michel Pastoureau en retient deux. La première, qui est aussi la plus communément admise, trouve son origine dans un commandement biblique : plusieurs passages de l’Ancien Testament, notamment dans le livre du Deutéronome et du Lévitique, interdisent le port de vêtements « mélangés » (faits de deux étoffes différentes ou associant plusieurs couleurs). Mais Pastoureau propose une alternative à cette explication : et si la raison était physique, voire physiologique? Et si l’œil du Moyen-Age ne supportait tout simplement pas cette confusion de plans? La rayure montre et cache, est à la fois la figure et le fond, le vide et le plein… et par là induit une confusion, une gêne insupportable.

Quoi qu’il en soit, l’affaire s’est finalement calmé au terme de 25 ans de guerre idéologique et de discriminations. Mais à partir de là, la rayure a traîné une connotation franchement négative. D’ailleurs, on retrouve dans plusieurs langues indo-européennes un lien lexical entre les mots signifiant la rayure et des termes relatifs à l’exclusion ou à la punition. En français, par exemple, rayer signifie tracer une raie mais aussi éliminer.  On retrouve cette parenté en allemand : striefen (rayer) et strafen (punir) ou encore en anglais : stripe  (rayure) et strip (dévêtir mais aussi priver).

Rayure et folie : exclure ou protéger?

Lorsqu’on a commencé à interner les « fous », aux environs du XVIème siècle, ils étaient vêtus de rayures. Et de nos jours encore, on dira que tel artiste est « barré » ou que le cousin M. est un « drôle de zèbre ». D’où vient cette association entre folie et rayures?

La première explication a à voir avec le « marquage » des individus qui s’éloignent de la norme. Le vêtement rayé permet de les identifier et éventuellement de les isoler. En outre, Michel Pastoureau développe aussi l’hypothèse selon laquelle la rayure ne serait pas seulement symbole d’exclusion mais aussi de protection : l’insensé étant particulièrement fragile face aux attaques du démon, le vêtement rayé agit comme une barrière (le lien graphique est évident), évitant à l' »innocent » de devenir carrément possédé et mettre en danger la communauté. En déroulant ce fil, on pourrait même élargir la fonction protectrice de la rayure aux pyjamas et autres toiles à matelas, qui nous protégeraient des mauvais rêves et des esprits lorsque nous nous abandonnons au sommeil. Les bouffons, qui incarnaient le « hors-la-raison », ont été parmi les premiers à revêtir l’habit rayé. On a ensuite continué de l’utiliser pour les aliénés puis pour les détenus tout court.  Il y aurait donc continuité du bouffon à l’insensé et de l’insensé au forcené.

La rayure hygiénique : transition de la non-couleur à la couleur

Si, de nos jours, un soutien-gorge rouge, vert ou jaune ne choque plus (quoique la symbolique du rouge et du noir, par exemple, reste très forte…), si de nombreux enfants dorment dans des pyjamas aux couleurs de leurs héros favoris, cette présence des couleurs dans le linge de corps est en fait très récente.

Jusqu’au XXème siècle, les sous-vêtements, le linge de lit et de toilette se devaient d’être blancs, voire même non teints. Au-delà de l’aspect pratique (on peut faire bouillir le linge blanc), il y a de nouveau un aspect symbolique à cette préférence : la couleur, surtout si elle était obtenue à partir de matières animales, passait pour impure et il était exclu qu’elle soit en contact avec la peau.

Vers la moitié du XIXème siècle, on assiste cependant à une évolution, à partir des Etats-Unis puis de l’Angleterre. Aux Etats-Unis déjà, la rayure était devenue positive depuis son association au mouvement révolutionnaire. Puis, les industriels souhaitant diversifier leurs produits se sont lentement affranchis des normes bourgeoises pour introduire de la couleur dans le textile. L’évolution s’est faite par paliers, en particulier par l’utilisation des couleurs pastels (« couleur qui n’ose pas dire son nom » selon les termes de Jean Baudrillard) et de la rayure (qui conserve une base de blanc). Dans les deux cas, on maintenait une apparence de morale et de pudeur. Et Michel Pastoureau de justifier le lien étroit qui persiste de nos jours entre rayure et hygiène en évoquant son hypothèse de rayure protectrice.

La rayure sportive : pudeur, sport-spectacle et blason

La présence des rayures dans les vêtements de sport s’est développée assez tardivement, pendant le XXème siècle.

Michel Pastoureau fait du maillot de bain le pionnier de la rayure sportive : le costume de bain ne pouvait être blanc (transparent!) ni de couleur foncée (toujours considérée comme malsaine). On est donc passé par notre amie la rayure, décidément championne de l’entre-deux ! Cet usage a ensuite été étendu aux sports de plein-air.

Mais il y a d’autres éléments qui ont joué dans la diffusion de la tenue de sport rayée : d’une part, le sport peut être vu comme un spectacle, d’où les rayures rappelant les bouffons et autres troubadours. D’autre part, la rayure a une évidente fonction emblématique : les clubs s’identifient au moyen de blasons utilisant des codes voisins de ceux des armoiries et des drapeaux. On peut ainsi rapprocher les maillots des athlètes aux écus et banières des tournois du Moyen-Age. En outre, les maillots des sportifs utilisent souvent des rayures rappelant les couleurs de leur pays ou région.

Tout ça pour dire que oui, la rayure, c’est bel et bien « le » motif qu’il nous fallait pour cette série « Le tricot, c’est la santé! » ;-).

Oui mais, me direz-vous, comment on fait pour tricoter des rayures? J’y arrive…

La rayure et ses pièges

Une belle rayure, ce n’est pas si simple à tricoter! J’en ai fait l’expérience malheureuse lorsque je me suis lancée dans des couvertures pour mes rejetons, il y a respectivement 7 et 5 ans… A l’époque, je m’étais remise à tricoter « sérieusement », j’avais réalisé quelques pulls et gilets, en m’en tenant à de l’unicolore. Mais pour mes bébés, je voulais de la couleur! Je me suis lancée très confiante et le résultat, c’est ça :

couverture-noah

Vous pouvez le penser très fort : plus que moyen !

J’ai tiré trois leçons de cette expérience :

  1. Fais gaffe aux changements de fil!

Je suis loin d’être une super-technicienne mais depuis que je me tiens à ces petits trucs, je n’ai plus ce problème de bouts de fils qui sortent du tricot :

  • quand les rayures ne sont pas trop larges, je fais courir le fil non utilisé le long du bord, en le faisant passer autour du fil que je tricote. De cette façon, plus besoin de couper et rentrer le fil, il y a continuité.
  • quand je dois couper, je ne rentre plus le fil à la sauvage mais en adaptant ma technique au point utilisé. Tutos en vidéo ici  et une illu qui me sert de pense-bête ici .
  • quand je tricote en rond, j’utilise cette technique pour minimiser la différence de niveau.

2. Fais gaffe au choix des couleurs!

Deuxième leçon, soulignée par le papa de mes cocos : attention à la charge symbolique des couleurs! Lorsqu’il a vu cette couverture jaune et grise, sa réaction a été : « sympa mais bon, ça fait quand même très NV-A » . Depuis, rien à faire, chaque fois que je vois la couverture apparaît dans un coin de ma tête un lion des Flandres

Désormais, avant de me lancer, je fait un essai en enroulant mes fils autour d’un morceau de carton et je le laisse traîner quelques jours avant de me lancer.

3. Fais gaffe au point et à l’échantillon!

Une tension trop lâche combinée à un point mousse, comme dans le cas de ma couverture en photo, et vous vous retrouvez avec un résultat très (trop!) mou et des raccords beaucoup trop apparents… Là, la petite voix dans ma tête me dit « ah! une serpillière, c’est formidable! »  Personnellement, j’aime les rayures dans un échantillon plutôt dense.

4. Vive le fil auto-rayant!

Là, pas besoin de chipoter, le travail se fait tout seul! Et il y a de très belles combinaisons de couleur… J’ai même trouvé un site spécialisé, sur lequel on peut sélectionner son fil selon le type de rayure souhaité : fine, large, largeur changeante (par exemple : 10 rangs rose,  3 blancs, 3 gris, 3 blancs). Pas encore testé mais ça me semble une bonne idée pour des chaussettes ou des mitaines!

Oui mais la rayure, c’est monotone, non? Que nenni!!!

 

Quelques exemples :

  • en tête de billet : rayures horizontales bicolores en jersey sur 2 rang
  • en haut à gauche : rayures horizontales sur point envers (5 rangs en jersey dans la couleur principale / rang 6 à l’endroit dans la couleur contrastante)
  • en haut à droite : rayures verticales obtenues avec des côtes à maille glissée (sur un nombre de mailles multiple de 2 + 1 maille, alterner les deux couleurs à chaque rang, sur un rang on tricote *une maille endroit, une maille glissée à l’endroit*, sur le deuxième *une maille glissée, une maille envers*
  • en bas à gauche : bandes verticales en intarsia (tuto ici)
  • en bas à droite : rayures horizontales multicolores (attention à bien faire courir le fil sur le côté du tricot)

Et puis il y a aussi la rayure oblique , la rayure à rangs raccourcis, la « fausse » rayure (une seule couleur mais des jeux de structure), le point brioche bicolore, … bref, les possibilités sont quasi infinies et permettent de réellement personnaliser nos ouvrages (puisque la rayure, hier comme aujourd’hui, continue d’attirer le regard, eh oui ;-)!)

Et vous, vous avez des trucs pour tricoter (ou crocheter) de belles rayures? Quels sont vos modèles favoris? Vous avez des livres à recommander?

 

Notes

  • * La NVA, c’est la Nieuw-Vlaamse Alliantie, un parti nationaliste flamand avec lequel je partage très peu de valeurs…
  • Pour se cultiver :
  • Pour s’inspirer : Tricot couleur, Erika Knight, éditions Le Temps Apprivoisé, 2016
  • Made by me :
    • j’ai tricoté les échantillons qui illustrent ce billet avec la laine Gilliat de De Rerum Natura (coloris baleine bleue, sel, poivre et sel), un chouette cadeau de ma copine Fifane (merci à toi!)
    • à voir sur Ravelry : ma marinière   Arcachon et mon t-shirt Lobelia  sont in progress depuis des mois… et le resteront jusqu’à ce que je trouve le courage d’assembler les morceaux ;-)! sinon il y a mon châle Different Lines que j’adore!

 

6 commentaires sur « Tricot sport »

  1. Wouahhhhh mais quel article intéressant et bien documenté comme d’hab! J’en ai appris des choses aujourd’hui, merci ma belle!! Moi j’adore les rayures, je trouve que cela donne du relief au tricot, et puis cela permet de casser la monotonie parfois de la couleur unique! Je te parlerais bien d’un des derniers châles que j’ai tricoté aux points brioches bicolores, le « Reya » de Lilofil, il est juste génial et amusant à faire, je le conseil à toutes ;-)!!! Alors, la Gilliatt, tu l’aimes? Tes échantillons sont ravissants!!! Bisous ma belle!

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    1. Merci ma belle! J’ai beaucoup aimé tester la Gilliat , encore merci!
      Je viens d’aller voir le « Reya », il est superbe! Tu deviens une pro de la brioche, toi ;-)!
      Je t’embrasse!

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  2. Bravo pour cet article très fouillé et bien documenté ! Les travaux de Pastoureau sur les couleurs (entre autres) sont passionnants.
    Le vêtement rayé est devenu un must-have à avoir dans nos armoires ! C’est dingue, quand on connaît son histoire et ses connotations…
    Perso, je suis barrée de la rayure 😉

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    1. Merci Peggy :-)!
      J’ai trouvé passionnant de découvrir qu’une histoire si tourmentée se cache derrière un motif devenu banal, et même plutôt BCBG! Quoique l' »affaire » du t-shirt rayé (à étoile…) Z… nous a rappelé il y a peu la connotation très forte des rayures…
      Bon dimanche!

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