Dernière étape après la bergerie et les tranchées : la prison.
Prisonnier de guerre
Parfois, le soldat est fait prisonnier et … il tricote, pour se vêtir, tromper l’ennui ou s’évader mentalement.
Certains ont réalisé de véritables œuvres d’art en récupérant ci et là des bouts de laine et des morceaux de grillage ou des poignées de casserole en guise d’aiguilles. Voyons par exemple le témoignage de Jim Simpson, un australien emprisonné en Allemagne pendant la IIème guerre mondiale. Pendant les 19 mois de sa détention, il a tricoté un tapis de près de 2m X 2m qui représente la carte de l’Australie. Il raconte qu’il a obtenu d’un cuistot des poignées de casserole en échange de la promesse d’une paire de chaussettes et qu’il récoltait la laine de tricots trop abîmés pour être portés. Il a réussi l’exploit de mettre son oeuvre à l’abri jusqu’à la libération du camp et de la rapatrier en Australie, où elle est aujourd’hui exposée.
Pour en savoir plus, quelques articles à lire ici, ici ou encore ici.
Le pouvoir rédempteur de la maille
Comme on l’a rappelé dans notre billet sur le tricot et l’armée, les prisons ont longtemps fourni l’armée en chaussettes et autres tricots. Rien n’interdit de penser que des hommes aient été mis à contribution pour ce travail, même si je n’ai pas trouvé de source confirmant cette hypothèse (voir note en bas de page).
Ce qui ne fait aucun doute, c’est que le tricot a été utilisé en prison avec des visées pédagogiques voire rédemptrices dès le début du XXème siècle, singulièrement aux Etats-Unis. Dans le contexte carcéral, ce sont les vertus de calme et de concentration attribuées au tricot qui sont mises en avant. De nos jours, des cours de tricot sont toujours organisés en prison dans cette optique. Au Maryland, par exemple, le projet Knitting Behind Bars est devenu si populaire parmi les détenus qu’il y a des listes d’attente! Les participants disent trouver dans ces ateliers calme intérieur, satisfaction d’apprendre une nouvelle compétence et l’occasion de se racheter (un peu…) en offrant leur travail à des œuvres caritatives ou à leurs proches.


On peut être méfiant, voire défiant, à l’égard de ces initiatives « charitables »… Est-il plus légitime de pacifier les mauvais garçons à coup de maille endroit, maille envers que de dompter les corps et désirs des jeunes bourgeoises en leur mettant des « ouvrages de dame » en main, comme c’était le cas au XIXème siècle…?
L’Afrique du Sud présente un contre-exemple intéressant : dans la prison de Robben Island, là-même où Nelson Mandela fut incarcéré pendant 18 ans, c’est à l’initiative d’un détenu que le tricot est entré derrière les barreaux! JJ. Maake avait appris à tricoter lorsqu’il s’était réfugié chez une tricoteuse professionnelle pour échapper à la police. Quand il arriva à Robben Island, au début des années 1980, il a convaincu les autorités de lui fournir laine et aiguilles (en plastique!) et a lancé une véritable « mode » du tricot parmi ses co-détenus. Perfectionner leurs mailles envers et leurs côtes était devenu pour eux une façon de transcender leur condition.
Réduction de peine et catwalks
Ces dernières années, de plus en plus de stylistes ont fait appel à des détenus pour tricoter certains modèles.
La brésilienne Raquel Guimarães, qui collabore depuis 2009 avec les détenus de la prison de haute sécurité Arisvaldo de Campos Pires, est souvent citée en exemple : en manque de petites mains pour sa marque Doiselles, elle a formé au tricot des détenus qui fournissent désormais des pièces de sa collectio Flor de Lotus. En plus d’un salaire, ils ont droit à un jour de remise de peine pour trois jours de tricot!


Au fil de mes recherches, j’ai constaté que ce type de collaboration est beaucoup plus présent outre-Atlantique. Des ateliers de production textile existent bien sûr dans nos prisons mais il s’agit le plus souvent de t-shirt, sweaters etc. et non de tricot manuel. De façon générale, les représentations sociales du tricot sont très différentes dans notre culture francophone et chez les anglo-saxons, où un homme qui tricote semble faire l’objet de moins de suspicion. J’ai quelques hypothèses à ce sujet, je vous en dirai plus dans un prochain article … ;-).
Pour conclure
Le berger, le marin, le détenu sont trois archétypes sur-représentés dans l’iconographie du tricot. Il me semble intéressant de souligner que ce sont non seulement des figures très « mâles » (voire macho) mais aussi en marge de la société : le berger passe de longs mois seul avec ses bêtes et est souvent présenté comme rustre et/ou niais et/ou pervers, le marin et le détenu sont eux aussi isolés de la compagnie des femmes et partagent une réputation sulfureuse.
Pourquoi les photos de ces über-mâles avec des aiguilles en main rencontrent-elles un tel succès? Nous semblent-ils du coup domestiqués et moins dangereux, ramenés à l’intérieur du cercle social? De mon point de vue, paradoxalement, ils en sont encore plus sexy car indifférents aux normes du genre!
Et que penser de la vogue des « bimboys » tricoteurs? Vous y croyez, vous? Vous en avez croisé ailleurs que sur Pinterest?
Photos via Pinterest
Notes
- Les prisons belges connaissent depuis plus d’un mois une grève des gardiens. Cette grève a mis en lumière de façon particulièrement crue le délabrement de nos prisons et les conditions indignes de détention. Même si je ne souhaite pas ouvrir de débat sur le sujet, je tiens à préciser que, malgré le ton léger de mon article, je suis bien sûr consciente que la vie est prison est extrêmement dure physiquement, matériellement et moralement.
- Si je n’ai pas trouvé de source confirmant la contribution de détenus masculins aux tricots de l’armée, un article de Dominique Godineau, professeure d’histoire à l’université de Rennes II, confirme en tout cas que de nombreux hommes pensionnaires des maisons de mendicité étaient employés au tricot par des bonneteries au XVIIIème siècle. A lire ici.
- Sur le tricot à Robben Island :
- The Lighter Side of Life on Robben Island, Fred Khumalo, Paddy Harper & Gugu Kunen, éditions Makana, 2012
- cet article
- Sur le projet Knitting behind bars : le site officiel et cette vidéo
- Deux autres initiatives qui font entrer le textile en prison :
- en Angleterre, le Fine Cell Works forme des prisonniers aux métiers du textile, notamment le tricot, et se positionne sur le segment haut-de-gamme.
- L’entreprise néerlandaise Stripes , qui fait faire ses t-shirts en prison (p.ex. à Bruges), pousse la démarche un cran plus loin en revendiquant haut et fort son lien avec le monde carcéral dans son slogan (« Made in prison, inspired by freedom ») comme dans ses logos.
- Un très bon article du Monde : La mode derrière les barreaux
- Sur la thématique des rayures communes aux détenus et aux marins: L’étoffe du diable. Une histoire des rayures et des tissus rayés de Michel Pastoureau, Points Histoire, 2014 (pas encore lu mais commandé à La Licorne, toute bonne librairie bruxelloise dont la patronne est par ailleurs tricoteuse :-)).
Photo en tête de billet : Séverine Putzeys
Un commentaire sur « Des hommes et des mailles: III. Le détenu »